Entretien avec Amine Messal

Dans le transcript des entretiens menés par notre groupe, les questions posées par l’élève sont en gras tandis que les réponses de l’interviewé.e sont en style normal.

Pour commencer, peux-tu te présenter et expliquer ce qui t’a amené à contribuer à des actions pour l’environnement ? Quelle forme prend ton engagement ?

Initialement, j’étais parti pour faire de la recherche en maths. Puis j’ai lu un rapport du GIEC et j’ai commencé à m’intéresser à l’environnement et à me dire qu’il fallait faire quelque chose. Finalement, j’ai intégré Centrale Nantes et je n’ai pas appris beaucoup de choses sur l’écologie là-bas mais j’ai participé à transformer la formation sur ces enjeux. À ce moment-là, en 2018, tout le monde était en train de se former. 2018 a été un point de bascule selon moi dans le paysage médiatique et universitaire en France, notamment avec le Manifeste pour un réveil écologique. Cet été, à l’issue de ma dernière année d’études à l’École centrale de Nantes j’ai été admis à l’ENS Saclay, au département des sciences sociales. Voilà pour le côté académique.

En parallèle de mes études à Nantes, je me suis beaucoup engagé sur le terrain avec des amis qui essaient d’une part comme moi de changer la formation dans leurs établissements, mais aussi des mouvements plus activistes, plus sur le terrain comme Soulèvements de la Terre ou Extinction Rébellion. Parce que moi à l’époque, je ne trouvais pas l’information et le cadre de réflexion sur les enjeux systémiques liés à l’écologie dans le champ académique. Il a donc fallu que j’aille chercher ailleurs, où beaucoup de gens se souciaient de plus en plus de ces sujets. À chaque fois qu’il y avait un projet, une loi ou un enjeu sur lequel je pensais pouvoir contribuer de manière utile, efficace et en même temps apprendre, je le faisais, souvent dans des initiatives qui rassemblaient plusieurs mouvements. J’ai des amis de vingt ans dans toutes les organisations mais je n’ai jamais fait partie d’une seule. Par exemple à Nantes, un enjeu qu’on avait c’était de rassembler plusieurs mouvements qui parlaient de la même chose, mais qui faisaient des mobilisations de leur côté. C’était un peu bête. On a créé un collectif inter-associations et par exemple, un des trucs qu’on a faits, c’est faire une seule marche climat sur l’année, là où chacun faisait la sienne. Donc voilà, moi, j’ai continué à essayer de faire les deux, l’action de terrain et me former pour faire de la recherche.

Par rapport à la surconsommation, quels indicateurs utilises-tu et est-ce que le jour le chiffre du Jour du Dépassement en fait partie ?

Sur les indicateurs, j’ai très vite compris qu’il y un problème. En fait, depuis que l’enjeu écologique a commencé à s’immiscer davantage dans les médias, pas assez selon moi, mais plus qu’avant, il y a des chiffres qui fusent de toutes parts, qui paraissent souvent contradictoires. Et en fait, on est vraiment dans la représentation politique des données. La manière dont on présente les chiffres n’est pas neutre. Par exemple, pour les chiffres des gaz à effet de serre à la COP, tout le monde tire la couverture de son côté. Les pays occidentaux vont dire : « Bon nous, on représente 1% des émissions, ce n’est rien du tout. » Et les pays du Sud vont dire : « Oui mais si on regarde les émissions de gaz à effet de serre historiques, depuis la révolution industrielle, c’est vous le premier contributeur. » On peut aussi regarder aussi les émissions par habitant, les émissions historiques par habitant… En fait, tout est politique sur cet enjeu donc il faut faire vraiment attention à de quoi on parle à chaque fois. Il y a un problème de responsabilité et de justice qui est sous-jacent dans tous les débats sur la transition. On le voit à l’échelle internationale avec ce clivage Nord-Sud mais aussi à l’échelle nationale avec les Gilets jaunes et la question du rôle des classes les plus précaires dans la transition.

Par rapport au Jour du Dépassement, il me fait penser à un autre indicateur, l’empreinte écologique, cette histoire de combien il faudrait de planètes pour vivre comme un Français, comme un Américain, etc. Je suis allé voir comment est construit l’indicateur et c’est avec les surfaces en fait. Tout est converti en surface : par exemple la surface qu’il faudrait pour produire l’énergie dont tu as besoin, la surface pour l’agriculture dont tu as besoin, etc. De là un ratio est calculé avec la surface disponible sur Terre. Il y a plein de problèmes méthodologiquement mais c’est intéressant parce que là encore des choix sont faits dans la construction de l’indicateur. Les technologies de production d’énergie ne prennent pas toute la même place, donc est-ce que tu considères que c’est un mix énergétique constant par exemple ? Ce n’est pas tout à fait neutre mais ça peut donner une petite indication car l’indicateur est parlant, simple et imagé. C’est percutant avec la métaphore de la place que tu prends. Mais voilà comme toujours il faut regarder comment il est construit.

Le Jour du Dépassement peut être pertinent mais il y a toujours cette question de la responsabilité. Je crois qu’ils le font à l’échelle de l’humanité ou des pays et ça c’est aussi politique parce que ça suppose que la responsabilité est équirépartie dans les populations, et moi je suis assez critique de ça. Ça me fait penser à Andreas Ham, un historien des relations entre environnement et sociétés qui a publié un livre contre la notion d’anthropocène. Il explique que ce n’est pas l’humanité qui est en train de détruire la planète mais que ce sont des logiques de production et de consommation décidées par une petite partie de l’humanité. Finalement c’est une grosse critique que je fais pour tous les indicateurs englobants quand ils n’incluent pas d’enjeux de responsabilité. C’est problématique. Bien sûr c’est compliqué d’introduire la question de la responsabilité sur le plan méthodologique, mais ne pas le faire c’est pour moi très discutable.

Ensuite, une autre limite vient du fait que je pense qu’ils ne considèrent pas tous les impacts sur l’environnement. Je pense à la France où on a une forêt qui grandit, donc on est super vertueux de ce point de vue-là, parce qu’on prélève moins de bois que ce qui est produit chaque année. Le Jour du Dépassement, ce n’est même pas le dernier jour de l’année ! Et en fait, on fait plein d’autres trucs absolument irréversibles. On artificialise des terres à un rythme incroyable, et à un moment il y en aura plus. Je ne sais pas s’ils en tiennent compte pour le calcul du Jour du Dépassement, parce que l’espace ce n’est pas un truc qui est produit chaque année. C’est une quantité finie qui est donnée, donc peut-être qu’ils ne l’intègrent pas, ce qui serait discutable car l’impact des sociétés industrielles en termes de destruction de l’espace est gigantesque.

Mais en général, que ce soit sur le Jour du Dépassement ou pas, ce que je suis en train de dire, c’est que la nature des impacts écologiques que tu incorpores et le poids que tu leur donnes est un enjeu majeur. Par exemple, le Stockholm Resilience Center a identifié neuf limites planétaires. Quel poids donner à chacune, quels indicateurs pour les incorporer ? C’est super complexe comme problème. Combien vaut un hectare artificialisé en carbone ? Combien vaut une espèce disparue en litres d’eau ? Au bout d’un moment, ça n’a plus de sens. Il y a là une grosse limite de l’analyse quantitative que tu es obligé de compléter par une analyse qualitative, multivariée… Parce qu’il y a des impacts tellement différents. Le Jour du Dépassement, c’est un impact de quantité : combien on prend sur combien est disponible. Mais il y a aussi un enjeu de qualité qui n’est pas capturé par cet indicateur : l’eau qui est polluée, le plastique dans les océans, la pollution aux métaux lourds des sols, etc.

Tu sembles avoir une conscience forte des limites de ces indicateurs. Quand tu parles dans des conférences ou que tu cherches à sensibiliser des gens, est-ce que ce sont des chiffres que tu utilises malgré leurs limites ?

C’est une bonne question. Ça dépend un peu du public auquel je m’adresse, mais en général, j’essaie de ramener les impacts aux besoins qu’ils entendent combler. Quand tu t’intéresses à la complexité de tous les problèmes écologiques simultanés, au moins neuf pour reprendre le chiffre du Stockholm Resilience Center, sans même parler de la manière de les quantifier ou de les étudier, tu te rends compte que quoi qu’on fasse, on a un impact.

En économie, vous savez, on parle beaucoup d’effets rebond. Par exemple la 5G. On pense que ça va réduire la facture énergétique parce que c’est plus efficient en termes de transfert de données. Mais en fait, c’est tellement plus efficient que le risque c’est que les gens regardent plus de films et téléchargent davantage. Et dans ce cas-là on aurait un effet rebond sur la consommation. Et ça peut arriver de façon transversale, c’est à dire que je crois que tu peux avoir un effet rebond, mais sur un autre impact écologique. Par exemple, construire des panneaux solaires qui vont effectivement diminuer les gaz à effet de serre peut induire un rebond sur les écosystèmes que tu vas artificialiser pour construire la ferme de panneaux solaires. Donc le rebond, il va être dans une autre dimension.

En fait, quand on parle d’un impact, il faut comprendre pourquoi on a décidé, dans le meilleur des mondes démocratiquement, d’avoir cet impact. Est-ce qu’on artificialise ces hectares pour faire un hôpital dans un désert médical ou pour construire une plateforme Amazon ? Je pense qu’il faut toujours ramener les impacts aux besoins des sociétés humaines pour lesquelles ils ont été produits. Parce qu’on peut toujours trouver des chiffres pour discréditer n’importe quel projet, même si on en a besoin de façon vitale : la construction de l’hôpital c’est du béton, etc. Finalement, décider si un projet est superflu ou pas, ça, c’est une question politique.

Pour revenir sur la question, je pense que tu peux utiliser les chiffres quand même tant que tu connais leurs limites, etc. Si ça me paraît trop biaisé, je ne les utilise pas parce que je sais qu’on va me tomber dessus.

Est-ce qu’il y a certains indicateurs que tu utilises souvent parce que tu les trouves particulièrement pertinents ?

Je pense à un truc en particulier que j’utilise beaucoup, les stats parmi celles qui m’ont le plus choquées, c’est sur l’avion. C’est un très bon exemple qui permet de comprendre les aspects responsabilité, utilité et impact écologique.

Quand tu regardes les émissions, ça donne lieu à tout un tas de différents chiffres. L’avion, c’est que 2 ou 3% des émissions mondiales, tu peux penser que ce n’est pas beaucoup. Là, tu éludes la responsabilité et l’utilité, et tu ne regardes que l’impact, en te disant : « Non, ce n’est pas grand-chose. » En fait, c’est complètement médiocre comme manière de penser parce que si tu désagrèges assez n’importe quel secteur, tu peux toujours trouver un niveau pour lequel ce n’est que 1% des émissions mondiales. Il ne faut jamais raisonner comme ça sinon personne ne bouge. Donc ça c’est la première manière de présenter le truc.

Ensuite, en termes d’utilité, le chiffre a peut-être évolué mais environ 75% des vols sont motivés par des raisons non professionnelles. Bien sûr, des motifs privés peuvent être importants, et à l’inverse il y a des déplacements professionnels qui auraient pu être faits en visioconférence. Mais ça donne une autre idée du transport aérien en termes d’urgence. Et je crois que les loisirs, c’est la moitié, environ 50% - même si le chiffre est approximatif, je ne pense pas dire de grosses bêtises. En termes d’utilité, c’est super important de citer ce chiffre après avoir cité la faible place que représente l’avion dans les émissions.

Dernier élément que je cite toujours, le plus gros point pour moi, c’est la responsabilité sur le secteur aérien. Ça c’est, je pense, la statistique la plus folle que je connaisse : 90% des humains sur Terre ne prennent pas l’avion chaque année. Donc, quand on est là en Europe, et notamment en France à dire : « Est-ce que ce n’est pas trop radical d’arrêter l’avion ? Quand même les écolos sont super radicaux. » En fait, neuf humains sur dix sur Terre ne le prend déjà pas. On est en train de débattre de la radicalité d’une mesure qui consiste à faire comme presque tout le monde fait déjà. Donc c’est un point important. Les cadres en France, ils prennent dix-sept fois plus l’avion que les ouvriers, donc encore la dimension de responsabilité. Et à l’intérieur des gens qui prennent l’avion dans le monde, tu as seulement un pour cent des voyageurs qui représente 50% des émissions du secteur : les jets privés et tout ça.

Ce sont des stats que j’utilise très, très, très souvent sur l’avion, même si tu pourrais faire pareil avec plein d’autres secteurs. Mais pour l’avion on va dire que c’est facile entre guillemets, parce que par rapport à la responsabilité, tu es tout seul face au fait de choisir ton mode de transport et tu peux prendre ou ne pas prendre l’avion. Ce n’est pas comme ton logement : quand tu n’es pas propriétaire, tu ne décides pas de l’isolation de ton logement par exemple. Donc voilà, pour moi ces statistiques me semblent vraiment pertinentes pour illustrer ces trois piliers : utilité, responsabilité, impact. Donc je les utilise très, très souvent.

Pour toi, à quoi ressemblerait l’indicateur idéal sur la surconsommation ? Spécifiquement, si tu devais donner une alternative, par exemple au Jour du Dépassement, à quoi ressemblerait-elle ?

Pour moi ce qui me semble le plus gênant avec le Jour du Dépassement, c’est cette question de la distribution uniformément répartie de la responsabilité. Mais en même temps, les gens qui font cet indicateur n’ont pas le choix car il faut qu’ils calculent les choses à l’échelle globale. Après le principe du Jour du Dépassement, c’est peut-être moins de chercher l’exactitude des faits que le côté choc. Mais j’ai toujours l’impression qu’il y a un arbitrage entre avoir un chiffre choc et avoir une méthodologie plus rigoureuse. Pendant des années, les rapports du GIEC avaient peu d’attention parce que c’est un truc un peu abscons et technique. Les gens ne prenaient pas la peine de les lire, alors que c’était là où il y avait les vrais faits, parce que ce n’était pas du tout bankable dans les médias. Un paradoxe semble apparaître, parce que d’un côté si on désagrège trop, on va toujours trouver que l’impact environnemental est très faible. Mais de l’autre côté, ces chiffres globaux ont des limites très importantes, et donc pour être précis, il faut désagréger.

Comment trouver un équilibre entre ces deux échelles ?

En fait, je pense que les deux échelles sont utiles, mais ne servent pas la même chose. Par exemple, les chiffres globaux, ils sont utiles pour indiquer qu’il faut agir et ils montrent l’urgence de la situation en termes d’indicateurs écologiques, par exemple l’état du climat, l’état de la pollution des océans, etc. En revanche, ils ne disent pas comment agir, vers qui, etc. Et en termes de politiques publiques, ils sont complètement inefficaces pour moi. Voilà, ils disent qu’il faut réduire les effets de serre, mais pas du tout comment faire.

Par contre, des chiffres qui sont pondérés, par exemple avec le revenu ou le lieu de vie, permettent de voir d’où viennent les choses et d’inclure une dimension sociale. Et ça peut donner des incohérences. Pour l’impact carbone par exemple, si tu fais la somme avec les individus, selon comment tu calcules, selon les périmètres que tu utilises de responsabilité notamment, ça ne te donne pas le même chiffre que quand tu regardes les émissions de la France avec une autre méthodologie, en regardant les secteurs, etc. Ça ne veut pas dire que c’est forcément contradictoire. Ça te permet plutôt de regarder avec un autre prisme et d’essayer de différencier les responsabilités, les secteurs d’action et les endroits où il faut mettre les bouchées doubles. Donc ce n’est pas tant paradoxal, c’est juste que ça ne sert pas les mêmes besoins.

Pour résumer, peut-on dire que ces chiffres agrégés permettent d’éveiller les consciences alors que les chiffres plus précis permettent plutôt d’orienter l’action, deux rôles différents mais complémentaires ?

Ouais, ouais. Dans le meilleur des cas, quand tu as le temps, il ne faut pas dissocier les deux. Mais en général, tu parles avec des décideurs qui ont vingt secondes de temps d’attention disponible. Jancovici a dit un truc intéressant à ce sujet : « Ça ne sert à rien d’aller voir un politique si tu n’as pas un brelan d’as. Le premier as : “C’est quoi le problème ? ”. Le deuxième as : “Que va-t-il t’arriver si tu ne le résous pas ? ”. Et le troisième as : “Quelle est la solution que je te propose ? ”.

Pour moi le chiffre global répond aux deux premiers points. Il sert à dire : « Il y a ce problème. » et à dire : « Que va-t-il se passer si on ne fait rien ? ». Et les chiffres désagrégés, avec les secteurs, les revenus… C’est la solution. Ils montrent plus les inégalités de responsabilités et d’utilité. Ça te permet de faire des arbitrages en termes de politiques publiques. Après, les chiffres globaux sont beaucoup plus à même de créer des annonces choc mais, voilà, ils ont ce problème de masquer des inégalités.

Donc le Jour du Dépassement n’est pas un mauvais indicateur en soi, mais s’il fallait le compléter, je le présenterai juste à côté d’un autre indicateur, qui regarde aussi les importations et exportations par exemple, ou la consommation par habitant. Moi, j’aime bien raisonner en consommation par habitant parce que ça montre des inégalités massives. En Europe, on n’est même pas un milliard et on a une proportion de l’impact, pour plein d’indicateurs, les gaz à effets de serre par exemple, qui est gigantesque.