Limites du Jour du Dépassement

Le Jour du Dépassement est un indicateur annuel relativement médiatisé, ainsi qu’un outil de communication plutôt efficace pour alerter sur l’urgence climatique. Équivalent d’un compte à rebours d’une humanité en quête d’une planète plus durable, les facteurs pris en compte dans son calcul sont cependant loin d’être exhaustifs et mériteraient d’être repensés. « Quantifier, c’est convenir puis mesurer. » Cette célèbre citation d’Alain Desrosières illustre les deux étapes nécessaires à toute quantification : déterminer le champ d’application de ce qui va être mesuré (sa définition opérationnelle), et son évaluation concrète en termes chiffrés (grossièrement, le fait de « compter » dans une unité donnée l’objet de la quantification). Dans notre cas, l’étude du Jour du Dépassement permet d’identifier des limites sur ces deux aspects.

Inégalités globales, externalités nationales, et responsabilité corporative

Comme l’a souligné Amine Messal à plusieurs reprises au cours de notre entretien, on peut noter tout d’abord l’absence de prise en compte des inégalités globales : en effet, le calcul du Jour du Dépassement ne rend pas compte des disparités mondiales, dans sa version la plus largement communiquée. Certains pays vivent dans l’opulence écologique tandis que d’autres ont depuis longtemps dépassé leur “budget” annuel. Les économies émergentes se voient souvent attribuer une part disproportionnée de la responsabilité, sans tenir compte de l’impact des styles de vie opulents dans d’autres régions, alors que les premières seront probablement les victimes des débordements des secondes. Par conséquent, l’introduction des techniques quantitatives en géographie est fondée sur l’hypothèse que les données géographiques sont largement semblables à celles utilisées par les disciplines où les méthodes furent inventées. Or il faut souligner que cette supposition est incorrecte pour des données spatiales, parce que ces unités sont arbitraires et modifiables, et non indivisibles et fixes (Openshaw, 1981).

Pie

Et cette première critique est fortement liée à la seconde : les externalités nationales et notamment les importations peuvent ainsi être les grandes oubliées de l’équation, si les données ne sont pas traitées rigoureusement. L’empreinte carbone d’un pays ne tient souvent pas compte des émissions générées lors de la fabrication de biens importés. Prenons l’exemple de l’empreinte carbone des États-Unis concernant le secteur de l’acier. Les États-Unis, au lieu de produire massivement de l’acier sur leur sol, ont augmenté ces dernières années leurs importations d’acier bon marché de la Chine. Le résultat ? Une baisse apparente des émissions de CO2 aux États-Unis, mais une augmentation significative des émissions en Chine pour répondre à la demande américaine. Cette négligence dans le calcul de l’empreinte carbone nationale masque l’impact réel de la consommation américaine. Il est à noter, cependant, que des efforts sont faits pour résoudre ce problème, notamment avec les États-Unis et l’UE envisageant de nouveaux droits de douane sur l’acier chinois. (U.S. Chamber of Commerce | U.S. Chamber of Commerce., 2021). De la même manière, l’UE qui est pourtant pionnière mondiale en termes d’implication dans la transition écologique a aussi ses limites ! Par conséquent, la majeure partie du processus de fabrication des vêtements textiles, y compris la culture du coton et la teinture, a souvent lieu dans des pays avec des normes environnementales moins strictes. L’empreinte carbone associée à ces étapes est alors externalisée dans des pays en voie de développement, contribuant dans tous les cas à un réchauffement climatique global.

Par ailleurs, on peut reprocher à cet indicateur de ne pas pointer du doigt les acteurs fautifs les plus impliqués dans le problème, et d’utiliser une échelle d’analyse peu pertinente. En effet, bien que l’accent soit souvent mis sur la responsabilité individuelle dans la réduction de la surconsommation, il est important de noter que les grandes entreprises et les industries sont fréquemment les principales responsables de la dégradation de l’environnement, et nécessiteraient d’être soumises à des régulations politiques ou des changements structurels. Dans l’entretien que nous avons mené avec Sophie Dubuisson-Quellier, cette dernière a d’ailleurs évoqué la nécessité de prendre en compte la surproduction dans la communication des chiffres de l’empreinte carbone. La responsabilité de cette surproduction est concentrée entre les mains d’un petit nombre de multinationales. Sur le graphique ci-après, nous voyons que seules 20 entreprises de combustions fossiles sont responsables d’un tiers du total des émissions de CO2 mondiales (Talor & Watts, 2019).

OilProducers

Raccourcis méthodologiques et manque de directives concrètes

On peut ensuite souligner que le caractère synthétique de cet indicateur peut conduire à des raccourcis et des hypothèses relativement approximatives dans les résultats finaux. En effet, la fiabilité des statistiques entre les pays est largement hétérogène, en particulier à cause du manque d’infrastructure et d’instituts dédiés (l’outil statistique d’un pays comme la France est évidemment plus précis que celui d’un pays en voie de développement). Cela dénote là encore d’une faille méthodologique importante dans la mise en place de cet outil statistique, avec une agrégation de données parfois mesurées très différemment ou partiellement, et donc sans uniformité statistique.

Le Jour du Dépassement est enfin critiqué pour son caractère anthropocentré, notamment en raison de la sous-estimation probable de l’empreinte carbone, résultant d’une méthodologie optimiste et d’angles morts tels que l’absence de prise en compte de la perte de biodiversité, alors même qu’il ne faudrait probablement pas intervenir sur 10 à 20 % de la biosphère afin de maintenir des “points chauds” de biodiversité (Lamy, 2022).

Les perspectives d’amélioration concrètes qui découlent de cet indicateur sont également insuffisantes, d’abord par leur manque de directives précises et ensuite par leur manque de précision. Alors que le jour du dépassement offre un aperçu alarmant, il ne propose pas de feuille de route claire pour l’action. Dire que nous avons épuisé notre budget planétaire est une chose, mais élaborer des politiques ou des changements de comportement concrets en est une autre. À titre d’exemple, en tant qu’agrégat imprécis, le Jour du Dépassement n’indique aucunement si la priorité est la lutte contre la déforestation ou bien la réduction de la consommation de pétrole.

La date même du Jour du Dépassement, bien que symbolique et se rapprochant chaque année du début de l’année, ne garantit pas une transformation instantanée des habitudes. Savoir que nous avons dépassé notre quota de consommation annuelle ne change pas automatiquement notre façon de consommer. Il serait nécessaire de se demander plutôt : quels sont les mécanismes à mettre en place pour passer de la prise de conscience à l’action concrète ?

Le Jour du Dépassement, bien que pointant du doigt notre consommation excessive et permettant alors une prise de conscience généralisée, ne projette pas clairement l’avenir, et encore moins les mesures à mettre en place pour éviter sa dégradation annuelle. C’est un indicateur constatatif et non performatif.

Amine Messal évoquait ainsi l’importance de combiner des indicateurs agrégés tel que le Jour du Dépassement, qui permettent un éveil des consciences, avec des indicateurs plus précis plus à mêmes d’orienter l’action publique.

En conclusion, le Jour du Dépassement est un signal d’alarme nécessaire, mais son impact réel dépend de la façon dont il est interprété et utilisé pour provoquer des changements tangibles. En l’absence de directives claires concernant l’interprétation de ses résultats et les actions censées découler de ses prédictions, on pourrait alors choisir de se tourner vers d’autres indicateurs alternatifs.

Bibliographie

  1. Openshaw, S. (1981). Le problème de l’agrégation spatiale en géographie. L’Espace Géographique, 10(1), 15–24. https://doi.org/10.3406/spgeo.1981.3599
  2. U.S. Chamber of Commerce | U.S. Chamber of Commerce. (2021). A New Urgency : Next Steps on the U.S. Steel and Aluminum Tariffs. https://www.uschamber.com/international/a-new-urgency-next-steps-on-the-us-steel-and-aluminum-tariffs
  3. Talor, M., & Watts, J. (2019). Revealed: the 20 firms behind a third of all carbon emissions. The Guardian. https://www.theguardian.com/environment/2019/oct/09/revealed-20-firms-third-carbon-emissions
  4. Lamy, M. (2022). Le jour du dépassement: un indicateur efficace mais imprécis. Reporterre. https://reporterre.net/Le-jour-du-depassement-un-indicateur-efficace-mais-imprecis